Consigne : Imaginer un héros de fiction : premier vrai travail de l’atelier autour de la figure du héros, rédiger un texte dans lequel un personnage de fiction devient le héros de son histoire, au travers d’un événement fondateur, qui le fait basculer de simple figurant à premier rôle.
Elle observa le miroir en silence.
Elle n’aimait pas les miroirs. Cette glace immobile renvoyait son reflet, implacable.
Surtout, elle n’aimait pas se voir. Se voir, ça lui faisait peur. Peur car elle ignorait ce qu’elle trouverait en se regardant.
Il fallait du courage pour se regarder… De la transparence.
Et transparent, le miroir l’était. On ne se cache pas, devant un miroir.
Les derniers rayons du soleil embrasèrent le cadre en bois laqué. Instinctivement, elle recula.
En face d’elle, une jeune femme aux yeux bleus comme la mer du Pacifique, la peau noire et des habits simples : une statue d’ébène sculptée dans les moindres détails.
Elle croisa son propre regard.
Tout à coup, des taches blanches sur son visage. Ses mains frémirent. Ses poils s’allongèrent pour la couvrir de fourrure blanche rayée de noir. Un grondement primaire, animal, monta du tréfonds de sa gorge. Elle retomba sur ses pattes. Le miroir la toisait de toute sa hauteur, mais la glace ne pouvait plus reproduire l’intégralité de son corps.
L’horizontal avait fait plier le vertical. L’essentiel avait supplanté l’apparence.
Le tigre rugit. Le miroir demeura imperturbable. Les yeux couleur mer du Pacifique s’observèrent.
Les yeux sont le reflet de l’âme ; nul ne peut faire mentir son propre regard. Le tigre renifla et se détourna.
C’était l’heure de la chasse. Gare à celui qui se mettrait en travers de son chemin…
Fièrement engagé sur sa voie, le train crachotait sa fumée noire jusqu’au ciel.
Ce n’était pas une locomotive ordinaire : elle brûlait des esprits de ses passagers et s’en nourrissait pour pouvoir avancer.
Des années auparavant, le projet avait séduit bon nombre de personnes. Une forte baisse de l’utilisation d’énergies fossiles, pour une économie durable et respectueuse de l’environnement.
Mais aujourd’hui…
Des dizaines de petits visages fermés s’impatientaient de leur arrivée au prochain quai. Ils suivaient tous d’un regard morne les lignes du paysage, distendues par la vitesse, défiler sous leurs yeux.
C’était bien, ces locomotives, quand on les avaient vendues. A l’époque, elles avaient suscité un tel engouement que les lignes circulaient à flot, dessinant les contours et reliefs de chaque pays doté de cette technologie.
Puis les années avaient passé.
Les esprits ne contenaient plus leur impatience et leur morosité. Les locomotives avaient perdu en performance. Elles allaient vite, ça oui ; aussi nerveuses que des cocotte-minutes, elles fonçaient sur les rails, véritables flèches dans leur domaine, et engendraient des kyrielles de soucis techniques. Dégradation des voies de chemin de fer. Accidents répétés. Usure précoce des cheminées.
Tout cela était devenu monnaie courante. Toute vie un tant soit peu sensée prenait le risque de passer la clef sous la porte.
Les passagers de la Ligne Express soupirèrent à l’unisson. Le roulis de la locomotive leur donnait mal à la tête, mal au ventre, mal aux oreilles.
Pourtant, à sa lancée, cette machine avait bien plus de confort…
La locomotive fit une embardée spectaculaire. Les compartiments se soulevèrent, pris de hauts-le-coeur. Mains, jambes, et pieds des passagers se renversèrent les uns sur les autres ; certaines têtes s’entre-choquèrent. Les esprits, secoués comme des boules à neige, n’en menaient pas large.
« Qu’est-ce que c’est que ce brol ? hurla un des passagers, fourbu, dont l’estomac venait de monter à la gorge dans une galipette d’enfant capricieux. Quelqu’un peut m’expliquer ce qui se passe dans cette foutue machine ?
– Un instant ! réagit un contrôleur en passant en coup de vent. Notre équipe technique est en train d’examiner le problème.
– C’est ce que vous nous dites à chaque fois, maugréa l’homme, sa valise entre ses mollets serrés.
– La compagnie des Locomotives Ecologiques vous prie de l’excuser pour ce dés… »
Coupé net dans sa phrase, il pressait son front contre une vitre, au même titre que tous les passagers.
Là, dehors, juste sous leurs yeux, une femme dansait sur les rails.
Seule.
Qui est cette femme ? Pourquoi fait-elle une chose pareille ? Elle est folle, ma parole !
La pensée collective fusa comme une aiguille empoisonnée. Les passagers collèrent leurs mains aux vitres de la locomotive, comme s’ils voulaient saisir cette femme sans y parvenir.
La Dame des Rails s’en fichait.
Ils haussèrent les sourcils à l’unisson, dans une chorégraphie presque parfaite. A défaut de ne pouvoir la saisir par les mains, ils aiguisèrent leur regard comme une lance acérée destinée à la toucher en plein coeur.
Elle leur adressa un signe de la main.
Éberlués, ils s’entre-regardèrent.
Intriguée, elle s’approcha du train et frappa à une des portes.
Qui est-elle ? Qu’est-ce qu’elle nous veut, celle-là ?
Ce fut le contrôleur qui, reprenant ses esprits de justesse, s’empressa de lui ouvrir avec un geste guindé.
« Mademoiselle, grinça-t-il, dents serrées. Vous n’êtes pas autorisée à circuler seule sur les rails. Ça ira pour cette fois, mais je vous fais descendre au prochain quai. Estimez-vous heureuse que je vous évite un procès. Vous en serez quitte pour un signalement. »
Nullement perturbée par la menace, la jeune femme sourit tranquillement.
« Bonjour, monsieur.
– Oui, oui, c’est ça, bonjour. Filez vite, que je ne vous y reprenne plus.
– Si vous me le permettez, répartit-elle tranquillement, ne vous embêtez pas trop avec les formalités. Je ne serai pas longue. »
Soufflé par sa réaction, le contrôleur arrondit les yeux.
« Je vous demande pardon ? bredouilla-t-il, pris au dépourvu. Bien sûr que vous ne serez pas longue, renifla-t-il d’un air agacé. Le prochain quai est à vingt kilomètres d’ici, et ce n’est pas en dansant, mademoiselle, que vous y parviendrez ! »
Elle sourit et s’épousseta les manches. La fumée de la locomotive encrassait sa carrosserie.
« Je ne vais pas au prochain quai, dit-elle enfin.
– Pardon ? répéta le contrôleur, agressif.
– Je ne descends pas au prochain quai, reprit-elle sans hésitation, parce que la voie du coeur m’emmènera ailleurs. »
Face à ce nouveau casse-tête de sa profession, le contrôleur se gratta le crâne, franchement ennuyé.
« Bon, ça suffit. Je ne suis pas ici pour faire du mysticisme. Allez vous asseoir et tâchez de faire profil bas avant que je ne m’énerve pour de bon.
– Mon cher, très cher monsieur, soupira la femme. Vous croyez que la voie du coeur est toute tracée. » elle soutint son regard avec sérénité. « Mais vous vous trompez. »
Elle sourit d’un air presque triste en embrassant le couloir du regard.
« Elle n’est pas si nette. Elle court dans les limbes, dans les profondeurs de votre être… Elle n’est pas simple, non. Elle fait des lacets, quelques retours même, elle serpente tellement que vous vous demandez si vous parviendrez à votre prochaine destination sans encombres. Ça lui arrive de vous emmener dans de drôles d’endroits, vous savez ? » elle ferma brièvement les paupières. « Mais la voie du coeur est toujours sûre. »
Perdu, le contrôleur battait des cils à s’en envoler. Au fond de lui-même, quelque chose dans ces paroles résonnait. Un tambour en fond d’orchestre, trop sourd pour être entendu de manière nette.
« Vous m’en direz tant, dit-il au bout d’un silence plat.
– Je ne serai pas longue, répéta la femme, plus lumineuse à mesure qu’il s’assombrissait. Une fois que j’aurais appris le nécessaire ici, je descendrai. Et la voie du cœur m’emmènera ailleurs.
– Vous … » suffoqué, il avait l’impression qu’elle l’avait complètement vidé de son souffle. « Alors vous, vous ne manquez vraiment pas d’air.
– Je suis née pour en tirer le meilleur, monsieur.
– Alors, vous, vous… » agacé par son manque de répartie, il soupira fort par la bouche comme un enfant boudeur. « Vous êtes une opportuniste, mademoiselle, et ce n’est pas un compliment.
– Je suis une opportuniste et je le prends comme je le souhaite, releva-t-elle avec légèreté. Voyez-vous, je ne suis pas intéressée par votre destination. Elle n’est pas la mienne. Sauf votre respect, monsieur, votre locomotive fume très noir. Les passagers pourraient profiter de ce problème technique pour prendre l’air, vous ne croyez pas ? Votre belle machine fonctionnerait tellement mieux ainsi. »
Franchement interloqué, le contrôleur pinça le nez, retroussa les lèvres, puis balaya l’air d’un bras :
« Bah ! Vous n’allez pas m’apprendre mon métier non plus ?! » excédé, il renifla par les narines. « Vous savez quoi, faites-leur un cours de flamenco si ça vous chante. Moi, j’ai déjà donné. Bonne journée, mademoiselle. »
Et tandis qu’il s’enfonçait dans l’obscurité des couloirs mal éclairés, la jeune femme déversait la lumière fraîche du dehors par la porte ouverte, amusée.
Le miroir renvoyait son reflet flou à travers la glace fissurée. C’était un vieux miroir sur pied ; il semblait se fondre dans le mur à force d’y être appuyé.
La jeune femme croisa son propre regard, sombre et argenté comme une demi-lune. D’innombrables tatouages ceignaient son front, ses bras et le haut de sa poitrine : des symboles Maori, tout en rondeurs et lames de vagues. Au milieu de son front, une spirale noire d’encre, semblable à un siphon, tournoyait sur sa peau blanche.
Elle se détourna. La pièce dans laquelle elle se trouvait, nue et froide comme la neige, ne comportait qu’une seule fenêtre.
Ouverte.
Mais à quoi servait cette pièce ? Entièrement vide, elle n’avait plus connu de présence humaine depuis fort longtemps. A dire vrai, personne ne s’y rendait jamais. Aucune touche personnelle ne venait l’habiter ; c’était comme une loge dépourvue de tout mobilier. Les murs étaient austères, décrépis, d’un beige récalcitrant, et le plancher grinçait tellement qu’il aurait eu sa place à bord d’un vieux bateau.
Après tout, les convives étaient dehors.
Dehors ; les conversations allaient bon train. Elle entendait fuser des rires, de temps à autres. Des rires vides de vie. Des rires qui ne donnaient pas envie de rire, mais de fuir en courant, sans jamais se retourner.
Tout cela sonnait faux. Tellement faux avec l’authenticité de la pièce dans laquelle elle se trouvait.
La pièce ; elle avait eu le privilège d’y assister, avant de venir ici. Elle avait aidé à placer les décors pour les comédiens qui jouaient sur scène. Dans les ombres des coulisses, elle attendait l’entracte pour surgir sur le plateau, sous la lumière aveuglante des projecteurs du devant de scène. Elle n’avait pas prêté attention aux spectateurs. Pas cette fois. Son tour viendrait, plus tard. Ce jour-là, il fallait se concentrer uniquement sur les changements de décors. Ni plus, ni moins.
Le bruit des conversations se poursuivait comme un vieux phonographe enrayé. Peut-être l’attendaient-ils. Peut-être pas.
Elle y apportait un intérêt éloigné ; elle écoutait. Elle ne souhaitait pas réagir ou prendre parti. Elle avait appris depuis longtemps à quel point elle gaspillait son énergie à le faire.
Elle écoutait parce qu’elle apprenait bien plus de choses qu’en participant aux conversations. Des choses qui en sous-entendaient d’autres, comme des milliers de couches superposées les unes aux autres ; rancoeur, espoirs, attentes, illusions.
Elle chérissait le silence, parce que le silence lui enseignait bien des choses que les paroles recouvraient avec soin.
C’était pourquoi un désir profond l’habitait. Enraciné en elle, il poussait douloureusement.
La vérité, c’est qu’elle voulait s’en aller.
Elle voulait être partout, sauf là.
Elle n’avait plus aucune raison de rester.
Elle se dirigea vers la fenêtre. Quelque chose en elle montait, lentement, irrémédiablement.
C’est alors qu’elle sentit un grondement primaire, puissant, remonter du tréfonds de son être. Toutes les choses qu’elle avait refoulées trouvaient leur place ; elle renversa la tête en arrière et entrouvrit la bouche pour hurler.
Aucun son ne sortit. Son être criait de toute sa force. Mais son corps était une prison de silence.
Alors, elle se propulsa en avant.
Les tatouages se transformèrent en rayures. Ses mains grossirent, s’épaissirent, se recouvrirent de fourrure blanche ; toute sa morphologie changea pour adopter celle d’un majestueux tigre blanc.
Elle bondit hors du cadre de la fenêtre ouverte.
Elle foula la terre de ses pattes puissantes, libératrices et vivantes.
Elle laissa derrière elle hypocrisie, bulles en suspens et conflits de silence. Comme elle aurait dû le faire depuis longtemps.
Elle transpirait, les poumons enflammés et la peau brûlante.
Sa poitrine était comprimée dans un étau, ses jambes aussi lourdes que des ancres.
La jeune femme s’arrêta de courir. Elle se sentait à bout de souffle.
Ses angoisses la tenaillaient comme une paire de ciseaux.
Elle ne savait pas quoi faire pour respirer.
Elle regarda devant elle ; rien qu’elle pût distinguer.
Elle regarda derrière elle ; le chemin d’où elle était venue…
Refermé.
Elle observa alors avec attention l’endroit où elle se trouvait. Fougères, orties, ronces, plantes grimpantes, tout semblait exploser dans une formidable diversité de formes et de couleurs. Les racines débordaient du sol comme du lait oublié dans une casserole. Les feuilles des buissons couvraient jalousement des bourgeons tout en rondeurs, d’une douceur voluptueuse.
Oubliant sa détresse, elle s’agenouilla devant un plant à l’écart, intriguée.
Elle ressentait presque une forme de mélancolie en le considérant ainsi. Elle ne savait pas très bien d’où lui venait cette impression, mais elle la savait vraie.
Elle l’observa très attentivement et souleva la masse de feuilles jaunies. Là, croulantes sous le poids de l’agonie, des fleurs fanées se tenaient aussi voûtées que des vieilles femmes. Leurs robes défraîchies semblaient dépourvues d’énergie vitale.
Pourtant, quelque chose l’appelait.
Un effleurement subtil, profond, qui l’appelait au cœur d’elle-même.
Et elle sut.
Quelque chose battait dans les fleurs.
Quelque chose parcourait tout le plant, de la cime aux racines ; une onde magnétique à peine perceptible.
L’émotion la saisit brutalement. La compassion enserra sa poitrine pour l’ouvrir entièrement, comme une fenêtre déversant ses larmes de vie jusque dans ses paupières.
Son cœur devint éponge, dégorgeant craintes, ténèbres et égarements.
Alors, elle ouvrit les mains.
Ses paumes s’envolèrent vers les fleurs comme autant de caresses.
Ses doigts effleurèrent les pétales avec une infinie délicatesse.
Elle referma les paupières.
Sa souffle se ralentit. Il emmena avec lui peur, détresse et anxiété, comme autant d’oiseaux qui prenaient leur envol dans un ciel d’harmonie et de liberté.
Sa respiration se mit à battre à l’énergie de cette toute petite vie.
Des racines d’affection pure poussèrent dans son cœur. Elles sortirent de sa poitrine, enveloppèrent les pétales fanées dans une lumière douce, chaude et apaisante.